Une mosaïque de transitions en catastrophe. Réflexions sur les marges de manœuvre décroissantes de la transition écologique
Résumé court
La transition écologique en catastrophe est la mise en œuvre de la transition écologique dans un monde déjà marqué par des irréversibilités écologiques majeures, où les marges de manœuvre décroissent. Elle implique une rupture avec la conception idéale de la transition, envisage l'effondrement comme le contexte de la transition et repense les conditions politiques et matérielles de sa mise en œuvre.
Résumé long
La transition écologique en catastrophe est une stratégie politique d'optimisation de la marge de manœuvre pour limiter les conséquences des basculements écologiques irréversibles déjà en cours. Elle remet en question la conception idéale de la transition, envisage l'effondrement comme le contexte de la transition et soulève des questions sur les conditions politiques et matérielles de sa mise en œuvre. Elle propose une mosaïque de transitions locales dans un monde marqué par des contraintes écologiques croissantes.
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https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2017-1-page-g.htm?contenu=article
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Texte complet
L’afflux des migrants, la grande fragilisation de l’Union européenne, la montée des extrêmes-droites, les attentats terroristes, le Brexit, l’élection de Donald Trump… Tous ces phénomènes ont-ils un rapport, même lointain, avec la transition écologique ? La prudence méthodologique inciterait à répondre avec circonspection, en ne suggérant tout au plus que des causalités très indirectes. Mais peut-on penser la transition écologique en faisant abstraction de tous ces phénomènes ? Cela n’aurait aucun sens car il s’agit bien du contexte dans lequel cette transition devra se penser et se mettre en œuvre. Et tout cela rend les choses infiniment plus compliquées. Sans renoncer à changer le monde, à lutter pour un monde meilleur, l’écologie politique se trouve aussi contrainte, bon gré mal gré, de faire avec la réalité d’un monde qui s’assombrit. C’est toute l’ambivalence de la transition écologique telle qu’elle se dessine aujourd’hui, pour les années et pour les décennies à venir.
2Depuis bientôt une dizaine d’années, la notion de « transition écologique » a pleinement intégré le référentiel des politiques d’environnement. En 2005, le mouvement des Transition Towns, initié par Rob Hopkins, a été parmi les premiers à en faire un point de ralliement (Hopkins, 2010 ; Hopkins, 2014). La notion a ensuite rencontré un important succès politique et institutionnel à mesure qu’elle se diffusait dans la plupart des milieux environnementalistes, sur fond d’essoufflement de la notion de développement durable (Zaccai, 2011). Le centre de gravité des politiques environnementales s’est ainsi déplacé, en une dizaine d’année, vers cette notion aux contours particulièrement flous.
3La « transition écologique » peut désigner, a minima, la transformation sociale qui conduit d’un état insoutenable vers un état soutenable. Au sein de la pensée politique verte, sa principale fonction est de nommer le cheminement volontariste qui nous permettrait d’en finir avec la crise écologique. Il y a en elle une part d’utopie, parce qu’elle en vient à incarner une forme d’idéal consensuel. Elle agit alors comme un « mythe pacificateur », à l’image du développement durable au début du siècle : un étrange alliage de bonnes intentions qui prête peu le flanc à la critique et donne ainsi une impression de consensus, là où coexistent pourtant encore des représentations radicalement contradictoires de ce que signifierait concrètement la soutenabilité (Lascoumes, 2001). Ainsi, en bon mythe pacificateur, la transition écologique se présente comme une solution, alors qu’elle n’est qu’une reformulation du problème.
4Cet article propose une analyse critique du mainstreaming de la notion de « transition écologique », qui se manifeste aujourd’hui tant par son institutionnalisation accélérée que par une certaine mise à distance de l’idée de limites à la croissance. Cette institutionnalisation diffuse l’idée d’une transition conçue non plus comme une transformation profonde du projet démocratique pour l’adapter à un monde fini, post-croissance, mais plutôt comme une réaffirmation du projet moderne par l’invention d’une croissance verte. La seule alternative serait alors entre cette transition par la croissance verte d’une part, et un effondrement qui pourrait encore être évité d’autre part. Puis nous mobiliserons la notion de « schisme de réalité » pour analyser les insuffisances d’une alternative, trop dichotomique, entre transition choisie et effondrement subi. Nous proposerons pour finir des pistes d’analyse de ce que pourrait être une conception plus dialectique des interactions entre transitions volontaristes et dynamiques d’effondrement : une mosaïque de transitions en catastrophe.
Le mainstreaming de la transition écologique
5Si la pensée écologique a certainement des ramifications plus anciennes, la pensée politique verte a plutôt émergé dans les années 1970, sur un fond d’essor des mobilisations, des associations et des partis écologistes. Dans ces organisations politiques nouvelles, la conviction qu’il existe des limites à la croissance constituait un trait particulièrement original, subversif par sa capacité à profondément renouveler la manière dont les démocraties modernes envisageaient leur avenir. L’écologisme est le terme qui désigne le mieux cette idéologie politique nouvelle, proposant aux sociétés industrielles un projet politique radicalement différent, structuré par une forte conscience de la finitude du monde et de notre indépassable appartenance à la biosphère (Dobson, 2007 ; Bourg et Papaux, 2015). Le projet écologiste est polyphonique, kaléidoscopique, tant sont nombreux les acteurs qui ont contribué à sa formulation. Mais les récits utopiques de l’écologie réalisée n’en partagent pas moins quelques traits récurrents, esquissant l’image de sociétés ayant retrouvées une certaine mesure, en faisant le choix de la modération plutôt que de l’expansion perpétuelle, en adoptant une posture plus prudente face au progrès technique, en renouant une relation plus harmonieuse avec la nature (De Geus, 1999).
6Quarante ans plus tard, les sociétés modernes sont-elles devenues écologistes ? Oui, d’une certaine manière, au sens où elles ont massivement accepté l’idée qu’elles traversent une « crise écologique »imposant de vastes chantiers politico-techniques. Mais pas au sens où elles auraient massivement accepté l’idée qu’il puisse exister des limites à la croissance. C’est donc une conversion paradoxale à l’écologisme, sélective, qui a largement contribué à redéfinir l’écologisme par une mise à distance de l’idée qu’il puisse exister des limites à la croissance. Cela participe d’une forme de « mainstreaming de l’écologisme », processus qui voit la diffusion massive dans les sociétés modernes d’un écologisme vidé d’à peu près tout ce qui lui conférait une dimension subversive (Dobson, 2009). Aujourd’hui, nos sociétés sont moins écologistes – au sens où elles admettraient l’idée qu’il puisse exister des limites à la croissance – qu’environnementalistes : elles acceptent l’idée qu’il existe de nombreux problèmes d’environnement, mais pensent pouvoir les résoudre par un alliage volontariste de croissance verte et de progrès technique. Elles sont devenues « vert clair », mais pas franchement vertes (Bess, 2011). Le développement durable a joué un rôle significatif dans cette conversion environnementaliste, en perdant son potentiel subversif à mesure qu’il s’institutionnalisait (Villalba, 2009).
7La transition écologique n’a pas échappé à cette trajectoire. L’appel à la « transition » était présent dès les années 1970, dans plusieurs textes marquants des débuts de la pensée politique verte. Selon la conclusion du rapport au Club de Rome sur les limites à la croissance, « le choix est donc clair : ou bien ne se soucier que de ses intérêts à court terme, et poursuivre l’expansion exponentielle qui mène le système global jusqu’aux limites de la Terre et à l’effondrement final, ou bien définir l’objectif, s’engager à y parvenir et commencer, progressivement, rigoureusement, la transition vers l’état d’équilibre» (Meadows et al., 1972 : 287). La transition ou l’effondrement… La même année, pour l’équipe du journal The Ecologist, il faut « changer ou disparaître », changer signifiant ici rapidement mettre en œuvre une « transition sans trop de heurts » vers une « société stable » (Goldsmith et al., 1972 : 71). Et selon celui qui deviendrait le premier candidat écologiste à une élection présidentielle française, s’il faut choisir entre « l’utopie ou la mort », la route de l’utopie passe par une « transition vers une société socialiste de survie » (Dumont, 1973 : 117).
8Pendant plusieurs décennies, le terme « transition » a fait partie du vocabulaire écologiste, mais sans particulièrement cristalliser l’attention. C’est seulement après 2005 que le mouvement britannique des Transition Towns, parmi les premiers, s’en est emparé pour en faire un étendard (Hopkins, 2010). Associée à la perspective du pic pétrolier, le mouvement formule une conception de la transition qui romprait avec la croissance, et qui trouve de fortes résonances avec les propositions du mouvement français de la décroissance (Semal, 2012). La mise à l’agenda de la transition écologique est d’abord le fait de mouvements écologistes, qui voient en la « transition » une trajectoire de décroissance, et non de croissance verte. Toutefois, depuis 2010, l’institutionnalisation de la « transition écologique » a nettement tempéré la coloration décroissante de cette notion. En France, le terme est devenu l’un des leitmotivs de l’action publique environnementale, succédant ainsi à un développement durable en perte de vitesse : l’une des principales réalisations nationales qui s’en réclament n’est autre que la promulgation, en août 2015, de la « loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte ». Ce qui n’a que peu à voir avec les propositions du rapport Meadows ou de Rob Hopkins…
9Telle qu’elle s’institutionnalise aujourd’hui, la transition écologique se voit largement reformulée en termes plus environnementalistes qu’écologistes, à travers un processus de mise à distance de l’idée de limites à la croissance. La transition écologique se voit alors présentée comme un facteur de croissance verte, voire comme la condition du retour de la croissance. L’institutionnalisation marque ainsi une forme d’appropriation du terme par des institutions qui, se faisant, participent à le redéfinir en un sens plus compatible avec leurs propres objectifs ou leurs propres contraintes. Ce processus d’institutionnalisation contribue aussi à conforter l’idée d’une transition parfaitement maîtrisée, tant politiquement que techniquement, qui mobilise un imaginaire du pilotage, de la coordination, de la délibération, de l’anticipation, du contrôle…
L’effondrement, ou le spectre d’un échec de la transition
10À l’opposé de l’idée de transformation maîtrisée que résume la « transition écologique », il y a le spectre d’un possible échec. Déjà en 1972, le rapport Meadows sur les limites à la croissance mettait en avant le terme d’effondrement pour désigner ce scénario du pire. Depuis, il est devenu un autre leitmotiv de la littérature écologiste : il cristallise l’idée d’une rupture dramatique, inévitable si rien n’est fait à temps pour l’empêcher. Toutefois, si le scénario d’effondrement est fréquemment brandi comme avertissement, son contenu concret n’est que rarement détaillé. Ainsi, l’effondrement ne constitue pas un scénario précis, mais fonctionne plutôt comme un repoussoir qu’il n’est pas la peine d’expliquer, tant est puissante sa charge péjorative. L’effondrement évoque la fin, l’improvisation, la précipitation, la panique, le gâchis, la perte de contrôle, la dislocation, le chaos… Il se situe à l’opposé de la rassurante « transition écologique ».
11En l’absence de scénarios, l’imaginaire de l’effondrement écologique s’est très tôt diffusé par le biais de récits. La science-fiction s’est précocement et massivement emparée de ce thème, pour en faire la matrice de nombreuses fictions contre-utopiques, parfois même avec une dimension écologiste bien assumée. Pour le romancier états-unien Philip Wylie (1976), l’effondrement n’est autre que « la fin du rêve », le rêve d’une civilisation industrielle qui pensait pouvoir gérer au long cours les nuisances environnementales qu’elle générait, et qui n’a pas su percevoir à temps les signes avant-coureurs de sa propre fin. Dans leur diversité, les récits d’effondrement ne sont pas sans rappeler les « schèmes discursifs» des réflexions écologistes sur une possible fin du monde ou de l’humanité (Afeissa, 2014). La reprise des schèmes discursifs pose cependant problème, en cela qu’elle facilite des comparaisons qui ne sont que partiellement justifiées : l’effondrement a justement ceci de particulier qu’il n’est pas la fin du monde ou de l’humanité, même si certains récits envisagent qu’il puisse y mener. Mais la fin du monde et de l’humanité suscite une telle fascination qu’elle phagocyte les récits et les réflexions sur l’effondrement, amalgamant l’ensemble en un même repoussoir.
12Pour analyser les perspectives d’effondrement sans dériver vers la fin du monde ou de l’humanité, la comparaison avec d’autres civilisations qui se sont effondrées par le passé a été la méthode retenue par Jared Diamond. Dans son ouvrage devenu best-seller, il propose une définition de l’effondrement permettant de l’appréhender comme un phénomène sociohistorique objectivable : « une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/ économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante. Le phénomène d’effondrement est donc une forme extrême de plusieurs types de déclins moindres » (Diamond, 2006 : 15). Il présente également l’effondrement comme un processus qui n’a rien d’instantané, et qui peut au contraire s’étaler sur plusieurs années, voire plusieurs décennies.
13Le travail de Diamond a suscité de vives critiques. On lui a notamment reproché des approximations et des erreurs d’interprétations, une lecture sélective des données historiques, une pratique relevant davantage du storytelling que de la démonstration rigoureuse et surtout le biais politique consistant à tout lire en termes d’effondrement, quitte à passer sous silence la résilience des survivants qui en ont réchappé (McAnany et Yoffee, 2010). On notera que cette dernière critique confirme combien il est difficile de mener une réflexion dissociant effondrement et fin de l’humanité : le fait qu’il existe des survivants résilients n’est nullement incompatible avec l’effondrement tel que l’envisage Jared Diamond, puisqu’il s’agit d’un processus de réduction et non de disparition.
14Sans retracer l’ensemble des controverses suscitées par les travaux de Diamond, nous pouvons nous attarder sur la critique que leur adresse l’historien états-unien John McNeill (2010a). Selon lui, c’est le choix d’une démarche comparative qui fragilise la démonstration de Diamond, car elle le conduit à sous-estimer le caractère résolument inédit non seulement de la situation actuelle, mais aussi de la forme de tragédie qui pourrait s’ensuivre. La civilisation contemporaine se distingue radicalement de toutes les civilisations passées par au moins trois traits dont on ne devrait pas faire abstraction : une dépendance massive aux énergies fossiles alimentant des changements climatiques globaux ; une population mondiale sans commune mesure avec le passé ; et enfin une focalisation de l’ensemble ou presque des gouvernements du monde sur la poursuite de la croissance (McNeill, 2010b). Il n’est donc pas question pour lui de reprocher à Diamond d’avoir noirci son analyse, mais plutôt de laisser entendre que nous vivons aujourd’hui quelque chose de comparable à ce qu’auraient vécu d’autres peuples en d’autres temps et en d’autres lieux – une idée que tend aujourd’hui à invalider la théorie de l’Anthropocène, en soulignant le caractère incommensurable des forces libérées par la civilisation thermo-industrielle.
Contributions de la transition et de l’effondrement au « schisme de réalité »
15Dans une vaste étude des négociations internationales sur le climat depuis plus de vingt ans, Aykut et Dahan (2015) proposent la notion de « schisme de réalité » pour nommer le décalage persistant, ou même croissant, entre – d’une part – la surenchère de sommets et de négociations internationales affichant une ferme volonté de lutter contre le réchauffement global, et – d’autre part – la réalité de décisions et d’actes concrets qui, année après année, décennie après décennie, témoignent du refus persistant des mesures qui permettraient de réellement mettre en œuvre cette lutte. En décembre 2015, à Paris, l’accord issu de la vingt-et-unième Conférence des parties a confirmé ce décalage entre des ambitions théoriques de plus en plus ambitieuses d’une part, (limiter le réchauffement global en deçà de 2°C) et des engagements réels de moins en moins cohérents avec ces ambitions d’autre part. Car les engagements actuels, même s’ils étaient tenus, nous conduiraient plutôt sur la voie des 3°C que sur celle des 2°C. Sans parler de l’abandon, dans ce même Accord de Paris, de toute référence à la sortie des énergies fossiles…
16La notion de schisme de réalité permet de désigner ce phénomène multiforme, pluridimensionnel, de décalage entre deux sphères : d’une part celle de la gouvernance mondiale du climat, fondée sur l’imaginaire qu’une action globale, centralisée et coordonnée reste possible pour gérer le problème ; d’autre part la réalité matérielle de la globalisation des modes de vie occidentaux qui nécessitent une consommation massive d’énergies fossiles, en contexte de compétition économique entre États et de remilitarisation des relations internationales (Aykut, 2016). Les composantes et les dynamiques de ce schisme restent sans doute, pour partie, à préciser (Foyer, 2016). Néanmoins, sans répondre à toutes les questions, la notion de schisme de réalité a le mérite de mettre un nom sur le déphasage flagrant entre réalité institutionnelle et réalité matérielle, entre la « fabrique de la lenteur » et la « grande accélération ».
17Or, au-delà de la seule question climatique, c’est aussi la question des limites à la croissance qui se joue dans l’accroissement du schisme. C’est elle qui cristallise, depuis déjà plusieurs décennies, les controverses relatives à l’ampleur de la transformation socio-économique qu’il faudrait entreprendre pour espérer mettre un terme à la crise écologique. Le mainstreaming de l’écologisme a fortement contribué à faire naître et prospérer le schisme de réalité en mettant à distance l’enjeu des limites, en relativisant son importance, en permettant l’essor d’une rhétorique de modernisation écologique par la croissance verte, par la dématérialisation, par le découplage, par la négociation de solutions « gagnant-gagnant », etc. Ces décennies de rhétorique « pro-croissance verte » ont préparé la voie au très schismatique Accord de Paris : « for many years, green-growth oratory has quashed any voice with the audacity to suggest that the carbon budgets associated with 2°C cannot be reconciled with the mantra of economic growth » (Anderson, 2015 : 437).
18Le mainstreaming de la transition écologique joue, lui aussi, un rôle significatif dans l’accroissement du schisme de réalité. Il entretient l’illusion qu’il nous serait encore possible de piloter une transition décidée, graduelle, maîtrisée, vers une société de croissance verte. Le schisme prospère entre d’une part, la rassurante rhétorique de la transition écologique vers un monde sans limites et, d’autre part, le diagnostic empirique du franchissement de limites globales nous faisant définitivement basculer dans la terra incognita de l’anthropocène (Steffen et al., 2015). C’est un schisme entre le fantasme renouvelé de l’affranchissement des limites, et le constat d’une matérialisation très concrète de ces mêmes limites.
19Si le schisme passe par la réaffirmation qu’une transition maîtrisée vers la croissance verte est encore possible, il passe aussi par la réaffirmation que l’effondrement peut être évité. Ce dernier reste, tout au plus, perçu comme un risque, c’est-à-dire comme un phénomène dont l’advenue n’est pas encore certaine. C’était encore la thèse de Diamond (2006) qui, tout en expliquant que plusieurs puissances mondiales présentaient des signes pouvant être interprétés comme des symptômes avant-coureurs de leur effondrement, n’en défendait pas moins l’idée qu’il était encore temps pour nos sociétés d’agir pour éviter cet effondrement – grâce, notamment, à la modernisation écologique.
20Mais aujourd’hui, à la lumière notamment des travaux sur l’anthropocène, d’autres approches plus catastrophistes développent au contraire l’hypothèse d’un effondrement global qui ne pourrait plus être complètement évité, et dont il faudrait donc tenir compte dans toute prétention à penser ou à mettre en œuvre la transition écologique (Servigne et Stevens, 2015). Mais dès lors, il ne s’agit plus ni du même « effondrement » ni de la même « transition » : la rassurante alternative entre la transition vers la croissance verte d’une part, et le risque de l’effondrement d’autre part, cède la place à un discours plus ambivalent et plus complexe sur l’inconfortable zone grise entre effondrement et transition.
Réduire le schisme : une lecture catastrophiste de la transition écologique
21La montée en puissance de la notion d’Anthropocène est l’occasion de questionner l’alternative trop binaire entre transition et effondrement. Il s’agit de rompre à la fois avec une conception trop idéale de la transition et avec une conception trop caricaturale de l’effondrement. En effet, toute transition écologique sera désormais mise en œuvre dans un monde déjà fortement marqué par un nombre significatif d’irréversibilités écologiques majeures, au premier rang desquelles le réchauffement global. Aucune transition ne pourra réellement prétendre enrayer le basculement, déjà bien entamé, vers un monde radicalement différent, plus chaud, plus instable, plus dangereux. L’expression « transition écologique », pour échapper au schisme de réalité, doit davantage être pensée dans ce contexte-là, celui de l’anthropocène et de ses irréversibilités.
22Nous proposons de désigner « transition écologique en catastrophe » cette lecture catastrophiste de la transition écologique – le catastrophisme étant ici compris comme une pensée politique prenant acte d’un basculement écologique, global et irréversible, avec lequel il faudra faire, d’une manière ou d’une autre. Dès lors, il ne s’agit pas d’une transition idéale dans un monde virtuellement sans limites, mais plutôt de la meilleure transition encore possible vers l’après-croissance, dans un monde concrètement contraint par la catastrophe écologique globale.
23Au singulier, « la » catastrophe écologique globale ne désigne pas tant une date qu’un processus, qui peut s’étaler sur plusieurs années, voire plusieurs décennies, nous conduisant d’un monde structuré par la croissance à un monde contraint par les finitudes écologiques. Elle ne désigne pas un problème écologique particulier, comme le réchauffement global ou la croissance démographique, mais plutôt un cumul de problèmes écologiques, en interaction les uns avec les autres : le réchauffement global et la croissance démographique et la déplétion des ressources fossiles et les pertes de biodiversité et l’érosion des sols et la prolifération nucléaire civile et militaire, etc. Le cumul lui-même devient une contrainte, qui finit par significativement réduire l’éventail des solutions dont disposent les sociétés contemporaines. Enfin, la crise écologique globale n’implique pas nécessairement la fin du monde ou de l’humanité, mais pourrait plutôt être définie comme un basculement à potentiel apocalyptique.
24Cette lecture de « la » catastrophe écologique globale trouve un fort écho dans la critique adressée par McNeill aux travaux de Diamond, concernant le caractère inédit de la situation contemporaine. Si l’hypothèse d’un effondrement global gagne chaque année en plausibilité, les comparaisons avec des effondrements passés ne conduisent pas à des conclusions très robustes. Cette incertitude radicale concernant la forme et le rythme d’un éventuel effondrement global constitue une difficulté de plus pour penser la transition écologique dans l’anthropocène.
Entre effondrement et transition : vers une mosaïque de transitions en catastrophe
25La transition écologique en catastrophe est une affaire de marge de manœuvre – plus exactement, de marge de manœuvre décroissante à mesure que les années passent. C’est une stratégie politique d’optimisation de la marge de manœuvre dont nous disposons encore pour limiter, mais non pour éviter, les conséquences de basculements irréversibles déjà largement amorcés. Les conséquences en question n’excluent pas la perspective d’un effondrement que l’on pourrait dire « global, mais différencié » – tous les États, les territoires et les populations ne présentant pas le même degré de vulnérabilité aux grands désordres qui viennent. En guise de conclusion, nous proposerons quelques pistes de réflexion pour essayer de mieux caractériser ce que signifie penser l’avenir en termes de transition en catastrophe, en espérant ainsi contribuer aussi à la réduction du schisme de réalité.
26Envisager la transition écologique en catastrophe, c’est d’abord faire le deuil d’une conception trop idéale de la transition – celle qui promet une transition savamment pilotée, maîtrisée, délibérée, vers la croissance verte pour tous. La transition en catastrophe n’est pas le fruit d’une décision purement volontariste, mais plutôt un mélange inédit de décisions et d’adaptations à un monde qui bascule. La montée en puissance de la notion de résilience témoigne de l’érosion de la confiance collective en la capacité de nos sociétés à anticiper et éviter les désastres. Parler de transition en catastrophe revient à reconnaître que la transition écologique sera désormais ponctuée de désastres qui monteront en puissance au fil des ans, qui interféreront avec elle. Ces désastres ne seront pas tous écologiques, ou du moins pas exclusivement écologiques, ni directement lisibles comme tels – selon le psychologue social allemand Harald Welzer (2009), les guerres du climat ne ressembleront pas à des guerres du climat, mais à des guerres tragiquement normales, tant seront longues et complexes les chaînes de causalité. Si bien qu’il sera difficile de maintenir le cap de la transition écologique à mesure que les urgences se multiplieront et se concurrenceront…
27Envisager la transition en catastrophe, c’est ensuite envisager l’effondrement moins comme un risque pouvant être évité, que comme le contexte la transition. Cela implique de penser l’effondrement de manière moins romantique, en le distinguant plus clairement des perspectives de fin du monde et de l’humanité, mais aussi de façon moins monolithique, moins homogène. L’effondrement global peut s’envisager comme un processus de dislocation, au rythme différencié, sous l’effet de contraintes se cumulant les unes aux autres de manière croissante – contraintes climatiques, énergétiques, sociales, économiques, militaires… Il ne s’agit pas de prophétiser la certitude de l’effondrement global à venir, univoque et définitif, mais de donner plus de poids à l’hypothèse d’un processus de délitement dont nous ne pouvons pas précisément anticiper le rythme et la forme, mais dont nous ne devrions pas faire abstraction pour penser la transition : « ce qui nous attend est une période de déclin incontrôlé » (Meadows, 2013 : 197). Dans un tel contexte, la transition ne se pense pas de façon monolithique, et serait mieux décrite par l’image d’une mosaïque de transitions locales, hétérogènes, décidées de façons plus ou moins libres ou plus ou moins contraintes par les événements selon les cas – ce qui rejoint la vision de l’avenir portée par les mouvements des Transition Towns (Hopkins, 2010 ; Semal, 2012).
28Envisager la transition en catastrophe, enfin, réclame de s’interroger sur les conditions politiques et matérielles de sa mise en œuvre. Car il ne s’agit pas d’une transition doucement pilotée vers une forme ou une autre de croissance verte, mais plutôt d’une transition depuis longtemps différée, vers une forme d’après-croissance à la désirabilité incertaine, sous la pression d’un cumul de contraintes écologiques croissantes. Ce resserrement met sous pression les systèmes démocratiques, en les soumettant à une contraction non seulement matérielle, mais aussi politique, du fait d’une difficulté croissante à repousser dans le temps et dans l’espace la matérialisation des conséquences de la crise écologique (Villalba, 2010). La contraction démocratique peut inciter à reformuler les termes du projet démocratique, par exemple en soulevant la question des conditions écologiques de la justice (Lejeune, 2015). C’est envisager la transition écologique comme un processus, historiquement inédit, de réinsertion de l’ensemble des activités humaines dans les limites écologiques (Szuba, 2014).
Réponse de ChatGPT
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