Les universités, des organisations spécifiques ?

Résumé court

Les universités sont soumises à de nombreuses réformes. Cet article explore les caractéristiques organisationnelles des universités et examine l'impact de ces réformes sur leur gouvernance.

Résumé long

Cet article examine les caractéristiques organisationnelles des universités et leur évolution dans le contexte des nombreuses réformes. Les auteurs explorent les différents modèles d'organisation des universités, mettant en avant les spécificités de ces institutions. Ils discutent également des implications des politiques de modernisation et de gestion inspirées des entreprises. Malgré ces évolutions, les universités conservent certaines spécificités telles que la faible interdépendance fonctionnelle et l'utilisation de technologies floues. La gouvernance des universités reste un domaine complexe et peu étudié.

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https://www-cairn-info.ezproxy.u-bordeaux-montaigne.fr/les-organisations--9782361063665-page-20.htm

Concepts

Universités

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Réformes

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Caractéristiques organisationnelles

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Gouvernance

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Modèles d'organisation

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Bureaucraties professionnelles

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Technologies floues

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Texte complet

Les universités, en France et à l’étranger, sont soumises actuellement à de très nombreuses réformes. Pour comprendre leur réception, analyser leurs effets et interpréter la manière dont elles sont mises en œuvre, il est indispensable de reposer la question des caractéristiques organisationnelles des universités, après qu’elle a été abandonnée pendant de nombreuses années. C’est ce que nous proposons de faire ici, après avoir rappelé les travaux pionniers sur cette question.

Dans les années 1960-1970, les universités ont fait l’objet de divers travaux de recherche menés par des universitaires américains qui ont les ont appréhendées en tant que collectifs organisés présentant des spécificités particulières. Quatre grands modèles avaient alors été identifiés.
Le premier, dans une tradition proche de la sociologie des sciences de Merton et de la république des sciences de Michael Polanyi [1] qualifiait les universités d’organisations collégiales et mettait en avant l’existence de normes partagées autour de la science, permettant des prises de décisions consensuelles entre pairs. À la suite des travaux fondateurs dans les années 1960 de John Millet et Paul Goodman [2], d’autres auteurs, comme Burton Clark ou William Tierney [3]
ont continué à s’intéresser aux valeurs, représentations, conceptions qui fondent la culture des établissements universitaires et influencent leur gouvernance.
Le second modèle, représenté par l’ouvrage phare de Peter Blau [4] s’inscrit dans une tradition wébérienne. Il s’agit de dire dans quelle mesure les universités présentent les caractéristiques propres aux bureaucraties. Cette perspective est poursuivie par Henry Mintzberg [5] qui qualifie les organisations au sein desquelles exerce une profession, de bureaucraties professionnelles. Celles-ci – universités, hôpitaux, théâtres, etc. – combinent un fort niveau de pouvoir professionnel et d’autonomie avec des caractéristiques bureaucratiques.
Le troisième modèle, porté par l’ouvrage de J. Victor Baldridge [6] reproche aux deux premiers d’ignorer les tensions, rapports de pouvoir, conflits d’intérêt qui sous-tendent les prises de décision dans les universités et propose par conséquent une perspective politique du fonctionnement universitaire. Celle-ci sera développée par la suite par Jeffrey Pfeffer et Gerald Salencik [7] quand ils développent, à partir de leurs travaux sur l’allocation des budgets au sein de leur université, l’approche dite de la dépendance aux ressources (resource dependence).
Le quatrième modèle reproche aux trois précédents de surestimer la rationalité des acteurs et la stabilité de leurs préférences et avance que les universités sont des anarchies organisées caractérisées par la multiplicité des missions qui leur incombent, des technologies de production floues (unclear technologies) et une participation discontinue de leurs membres à la prise de décision. Michael Cohen, James March et Johan Olsen [8] concluent donc que la prise de décision dans les universités suit le modèle de la poubelle (garbage can model of decision making) : décideurs, opportunités de décision, solutions et problèmes se rencontrent parfois pour produire un choix qui est d’abord fonction de la distribution de l’attention entre les acteurs (plutôt que de leurs préférences, intentions ou rationalités).

La négation des spécificités universitaires et l’importation du modèle entrepreneurial
Malgré ces apports indéniables, le caractère heuristique des universités pour la production de nouveaux modèles enrichissant les théories de l’organisation va être totalement oublié et négligé dans les années 1980 et surtout 1990, avec l’avènement des politiques gouvernementales visant à transformer la gouvernance universitaire. Ce qui avait pu être considéré auparavant comme des spécificités distinctives, est alors dénoncé comme des sources de dysfonctionnement et d’inefficacité et il s’agit de faire rentrer les universités dans le rang, c’est-à-dire de les transformer en organisations comme les autres. À cette fin, on assiste à la dissémination d’outils managériaux issus de l’entreprise. Les recherches sur la gouvernance universitaire vont donc s’intéresser aux effets, aux limites et aux résistances à ces évolutions. On parle alors, pour les dénoncer comme pour les valoriser, d’universités entrepreneuriales [9]
, d’universités de service [10] ou d’universités managériales [11].

Ces évolutions, qui sont aussi observables dans d’autres domaines relevant du secteur public, ont conduit des auteurs comme Nils Brunsson et Kerstin Sahlin-Andersson [12] à parler de la construction des services publics (et donc des universités) en organisations sous l’effet de trois processus concomitants : la construction d’une identité et de frontière, la construction d’une hiérarchie et la construction de rationalité. Plusieurs auteurs ont alors déployé cette perspective aux universités et montré la présence de ces trois processus au sein de celles-ci [13]
Dans le cas français, la récente loi LRU (loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités) de 2007, et les multiples développements qui l’accompagnent (passage aux RCE [14], introduction d’indicateurs de performance dans l’allocation des budgets, renforcement des pouvoirs des présidents d’université, etc.) peut ainsi aisément être lue à la lumière des trois processus décrits par Brunsson et Sahlin-Andersson.

Affaiblissement ou reconfiguration des bureaucraties professionnelles universitaires ?
Dans une large mesure, ces évolutions peuvent aussi être comprises comme un renforcement du pouvoir managérial. La plupart des auteurs concluent que celui-ci se fait au détriment du pouvoir des professionnels et de leur autonomie. Autrement dit, avec les réformes, les universités seraient moins des bureaucraties professionnelles que par le passé puisqu’en leur sein la maîtrise de l’expertise et de la connaissance qui légitimait l’exercice du pouvoir par la communauté des pairs est remise en cause par la concentration du pouvoir managérial dans les mains de quelques responsables (notamment les présidents dans le cas français). Des travaux récents [15] remettent cependant en question ces conclusions et montrent qu’en fait les « managers » peuvent d’autant mieux prendre des décisions qu’elles s’appuient sur des avis qui ont été émis par des membres de la profession. Dans le cas anglais par exemple, les doyens et directeurs de département gèrent les personnels enseignants en fonction des résultats qu’ils ont obtenus lors de l’exercice d’évaluation nationale de la recherche (qui est confié à des universitaires donc à des pairs) et des « grants » qu’ils ont décrochés auprès des research councils (agences de financement de la recherche) qui recourent eux aussi au jugement par les pairs. Autrement dit, les ressorts sur lesquels reposait le fonctionnement des bureaucraties professionnelles changent, d’autres mécanismes d’exercice du pouvoir professionnel prennent de l’importance (et notamment les agences nationales d’évaluation et de financement de la recherche), mais le pouvoir managérial ne se substitue pas au pouvoir professionnel.

Deux spécificités organisationnelles perdurent au-delà des réformes
Par ailleurs, les organisations universitaires restent caractérisées par deux spécificités organisationnelles [16] qui sont, certes, elles aussi affectées par les réformes, mais qui différencient les universités des autres bureaucraties professionnelles.

Il s’agit, d’une part, de la faible interdépendance fonctionnelle inhérente aux activités d’enseignement et de recherche et qui fait des universités des systèmes faiblement liés [17]. Ces activités peuvent être, et sont souvent, conduites en maintenant un faible niveau de coopération entre collègues. Il n’est ainsi pas indispensable de savoir qui fait cours dans la salle d’à côté ou de savoir quels cours ont eu les étudiants que l’on a devant soi et quels cours ils auront après, pour dispenser un enseignement. Les équipes de recherche développent souvent des liens étroits entre leurs membres, mais ont souvent moins de relations avec les autres équipes de recherche du même laboratoire qu’avec des groupes qui se trouvent à l’autre bout de la planète. Certes les dispositifs techniques (logiciels de gestion, système d’information, logos…) qui envahissent les établissements depuis quelques années, et les exercices collectifs (rapports d’activité de laboratoire, projet d’établissement, plan stratégique…) auxquels les universitaires doivent se prêter concourent à tisser des liens, à créer du liant, à renforcer le sentiment d’appartenance et à harmoniser les pratiques. Toutefois le niveau d’interdépendance fonctionnelle entre les activités reste limité.

Il s’agit, d’autre part, de la nature particulière des « technologies de production », caractéristique déjà soulignée par les travaux de Cohen, March et Olsen [18] mais dont ils n’ont pas tiré toutes les conséquences. Quelles sont en effet concrètement les technologies d’enseignement ou de conduite de la recherche ? La sociologie des sciences et les travaux sur la pédagogie universitaire nous ont certes apporté des éclairages, mais il n’en reste pas moins que ces activités restent difficiles à décrire, à prescrire dans des fiches de fonction ou même à reproduire. La recherche sur projet a certes entraîné une plus grande formalisation en imposant des délais, en fixant des « délivrables », en imposant parfois des démarches qualité ou des efforts de traçabilité, mais les processus concrets qui conduisent d’une enquête à un ouvrage, ou de la paillasse à un article restent « unclear ». Pour ces technologies, ces relations de cause à effets sont de surcroît mal maîtrisées : quel est par exemple le lien entre le fait d’assister à tel ou tel cours et la maîtrise de telles ou telles compétences par les étudiants ?

Pour une organisation, et donc pour les universités, le fait de reposer sur des activités faiblement interdépendantes qui mobilisent des technologies floues n’est pas sans incidence, notamment sur les modalités d’exercice du leadership. Ce dernier ne peut aisément emprunter les voies qu’il utilise dans d’autres organisations Il est ainsi malaisé de dire ce sur quoi il faut agir quand on veut peser sur des technologies floues et les politiques d’établissement qui cherchent à modifier les contenus sont souvent considérées comme illégitimes et difficiles à mettre en œuvre. Enfin, les lignes hiérarchiques fonctionnent mal quand elles s’appliquent à des systèmes faiblement liés : elles se heurtent à des discontinuités et sont de plus contournées ou ignorées par des acteurs qui disposent par définition d’une très grande marge de manœuvre dans la conduite de leurs activités.

La gouvernance des universités reste donc un vaste continent à explorer malgré les travaux qui existent déjà sur le sujet. Comprendre comment faire tenir ensemble et orienter le développement de bureaucraties professionnelles caractérisées par une faible interdépendante et des technologies floues pose encore de nombreuses questions aux analystes des organisations. Les universités sont décidément un objet organisationnel peu banal et particulièrement heuristique.

[1]M. Polanyi, « The Republic of Science : its Political and Economic Theory », Minerva 1, 1962.
[2]J.D. Millett, Academic Community, an essay on Organization, McGraw-Hill, 1962 ; P. Goodman, The Community of Scholars, Random House, 1962.
[3]B.R. Clark, « The Organizational Saga in Higher Education », Administrative Science Quarterly, 17, 1972 ; W.G. Tierney, « Organizational Culture in Higher Education », Journal of Higher Education, 59 (1), 1988.
[4]P. Blau, The Organization of Academic Work, Wiley-Interscience, 1973.
[5]H. Mintzberg, The Structuring of Organizations, Prentice-Hall, 1979.
[6]J.V. Baldridge, Power and Conflict in the University, John Wiley, 1971.
[7]J. Pfeffer, G. Salancik, « Organizational Decision Making as a Political Process », Administrative Science Quarterly, 19, 1974 ; G. Salancik, J. Pfeffer, « The Bases and Use of Power in Organizational Decision Making », Administrative Science Quarterly, 19, 1974.
[8]M.D. Cohen, J.G. March, J.P. Olsen, « A garbage can model of organizational choice », Administrative Science Quarterly, 17 (1), 1972.
[9]B.R. Clark, Creating Entrepreneurial Universities : Organizational Pathways of Transformation, International Association of Universities et Elsevier, 1998.
[10]A. Tjeldvoll, « The idea of the service university », International Higher Education, no 13, 1998.
[11]R. Deem, S. Hillyard, M. Reed, Knowledge, Higher Education, and the New Managerialism. The Changing Management of UK Universities, Oxford University Press, 2007.
[12]N. Brunsson, K. Sahlin-Andersson, « Constructing organisations : the example of public reform sector », Organisation Studies, 4, 2000.
[13]C. Musselin, « Are Universities specific organisations ? » in G. Krücken G., A. Kosmützky, M.Torka (eds.) : Towards a Multiversity ? Universities between Global Trends and national Traditions, Bielefeld, Transcript Verlag, 2006 ; H.F. de Boer, J. Enders, L. Leisyte L., « Public Sector Reform in Dutch Higher Education : the organizational transformation of the University », Public Administration, 85, (1) 2007 ; R. Whitley, « Universities as Strategic Actors : Limitations and variations », in L. Engwall et D. Weaire (eds), The University in the Market, Portland Press, 2008.
[14]Responsabilités et Compétences Élargies. « Passer au RCE » signifie pouvoir gérer un budget global et la masse salariale (qui était auparavant gérée par le ministère).
[15]C. Musselin, « European universities’ evolving relationships : the state, the universities, the professoriate », contribution to the CHER conference, Reykjavik, juin 2011.
[16]C. Musselin, « Are Universities specific Organizations ? », op. cit.
[17]K.E. Weick, « Educational Organization as Loosely Coupled Systems », Administrative Science Quarterly, 21 (1), 1976.
[18]Cohen, March, Olsen, op.cit.

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