Faire rimer compétition avec coopération

Résumé court

Les politiques d'excellence et de mise en compétition dans l'enseignement supérieur favorisent la coopération territoriale et scientifique. La diversité institutionnelle et organisationnelle est essentielle pour répondre aux besoins variés des étudiants.

Résumé long

Cet article examine les politiques d'excellence et de mise en compétition dans l'enseignement supérieur en France depuis les années 2000. Il met en avant l'émergence de nouvelles formes de coopération territoriale et scientifique, tout en soulignant l'importance de concilier compétition et coopération. L'article explore également la diversité institutionnelle et organisationnelle comme moyen de répondre aux besoins variés des étudiants. Il propose de privilégier les réseaux affinitaires, d'encourager les fusions innovantes entre grandes écoles et universités, et de reconnaître la diversité des missions dans le système d'enseignement supérieur.

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https://www-cairn-info.ezproxy.u-bordeaux-montaigne.fr/propositions-d-une-chercheuse-pour-l-universite--9782724625103-page-17.htm

Concepts

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coopération

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Texte complet

En France, comme dans beaucoup d’autres pays, les politiques publiques de l’enseignement supérieur menées depuis les années 2000 ont créé un nouvel ordre compétitif (Aust et al., 2018). Les principes d’équivalence sur lesquels s’était construit le système universitaire français ont été bousculés, favorisant une plus forte différenciation entre les établissements. Parallèlement, de très nombreuses formes de coopération ont émergé : coopérations territoriales avec la politique des regroupements ; coopérations scientifiques entre équipes nationales avec les laboratoires d’excellence (Labex*) ou les financements venant de l’Agence nationale de la recherche (ANR*) et entre équipes internationales dans le cadre du programme H 2020* ; coopérations institutionnelles avec les associations d’universités ; coopérations d’échanges via les programmes Erasmus*, etc. Or, comment parvenir à concilier compétition et coopération ? Surtout, quelles coopérations sont-elles compatibles avec quelles formes de compétition et lesquelles doit-on par conséquent favoriser ?

Constats et diagnostics
Le phénomène est mondial : un grand nombre de pays, aussi divers que l’Espagne, la Russie, l’Allemagne, la Chine et le Royaume-Uni, ont délibérément accru le niveau de compétition au sein de leur système universitaire. Loin de résulter d’un phénomène spontané, l’intensification des relations concurrentielles entre établissements est la conséquence de dispositifs publics créés pour organiser une répartition sélective des ressources et les concentrer sur un petit nombre d’établissements.

L’enseignement supérieur en compétition
En France, cette politique a commencé à prendre forme au milieu des années 2000 (Musselin, 2017). Jusqu’alors, il existait certes un écart important, en moyens et en prestige, entre les grandes écoles et les universités, mais le système universitaire reposait pour sa part sur un principe d’équivalence entre ses établissements, ses formations et ses enseignants-chercheurs sur l’ensemble du territoire. Une licence de droit était équivalente à une autre licence de droit, quel que soit le lieu où elle était proposée ; une université était équivalente à une autre, quelles que soient son ancienneté, sa taille, sa localisation, sa réputation ; un professeur de première classe* était équivalent à un autre professeur de première classe*, indépendamment de sa discipline et de son activité d’enseignement et de recherche. Tout cela du moins sur le papier, car en réalité, non seulement la répartition des ressources n’a jamais strictement respecté les règles d’équivalence mais de plus, parents, employeurs, étudiants et universitaires avaient tous une idée de la valeur relative des diplômes ou des activités scientifiques, d’une université à une autre. Il n’en reste pas moins que dans les principes comme dans les politiques affichées, l’équivalence prévalait entre les universités, quand ce n’était pas l’objectif à atteindre. À titre d’exemple, quand on instaura les contrats quadriennaux de recherche entre le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et chaque université à la fin des années 1980, Armand Frémont, alors à la tête la direction qui mit en œuvre ces contrats, décida de commencer par la vague « nord-ouest » car les établissements les moins bien dotés se trouvaient sur ce territoire et qu’il voulait en priorité leur permettre de rattraper leur retard (Musselin, 2001).

Changement de discours au milieu des années 2000. Il s’est fait surtout sentir après l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 et l’installation du gouvernement Fillon, mais la loi d’orientation et de programmation pour la recherche et l’innovation (LOPRI*) a fixé le cap dès 2006. La centralisation des appels à projets compétitifs au sein de l’ANR* a marqué, dès la création de cette dernière en 2005, la volonté de réduire la part des budgets récurrents des laboratoires au profit d’un financement sur projets. La mission confiée par la LOPRI* à l’AERES* (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), sur laquelle je reviendrai dans le chapitre consacré à l’évaluation (chapitre 3), est clairement de produire des avis qui permettent de distinguer les meilleurs et de les récompenser en différenciant les financements selon les résultats.

5Le terme de performance commence à être utilisé, tout comme celui d’excellence. Sous le ministère Pécresse, le nouveau logiciel d’attribution des budgets aux universités, le bien nommé SYMPA* (système de répartition des moyens à la performance et à l’activité), introduit pour la première fois une dose de financement à la performance (environ 16 % du budget), à côté des financements contractuels (environ 4 %) et surtout des allocations calculées sur la base des données d’activité (ce que l’on appelle souvent les inputs) telles que le nombre d’étudiants, les surfaces, les personnels, qui restent la composante principale du budget (environ 80 %). Une petite part des résultats obtenus entre donc désormais dans l’équation, ce qui revient à déconstruire le principe d’équivalence puisqu’il est attendu que certains établissements soient plus performants que d’autres.

L’ambition de compter une dizaine d’institutions françaises [1] capables de rivaliser avec les meilleures universités du monde s’exprime de plus en plus clairement et devient un objectif de l’un des instruments des PIA* créés à la suite du grand emprunt lancé par Nicolas Sarkozy en 2009 : l’appel à initiatives d’excellence (Idex*) est destiné à doter une dizaine de projets institutionnels d’un capital qui leur fournira des ressources supplémentaires largement supérieures à celles des autres établissements. Beaucoup d’autres appels ont été lancés parallèlement à ceux des Idex*, notamment des appels visant à financer des Labex*, des équipements d’excellence (Equipex*), puis des instituts de convergence*, des nouveaux cursus universitaires (NCU*), des écoles universitaires de recherche (EUR*), etc. Les trois PIA* qui se sont enchaînés de 2010 à 2019 ont rivalisé d’ingéniosité pour inventer de nouveaux objets accroissant la mise en compétition au sein de la communauté universitaire.

La mise en compétition des chercheurs, des équipes et des institutions est donc orchestrée par les gouvernements successifs depuis 2005. Ces derniers maintiennent le niveau des budgets destinés à l’enseignement supérieur et à la recherche (le ministère dit qu’ils sont « sanctuarisés »), mais ils attribuent les ressources et les moyens supplémentaires de manière de plus en plus concurrentielle.

Comme je l’ai montré (Musselin, 2018), les politiques d’excellence menées par les gouvernements ne sont pas les seuls mécanismes de mise en compétition. Ils en sont certes la source principale, mais ils se voient renforcer par la création, à l’initiative d’acteurs privés, de vastes bases de données à partir desquelles des indicateurs (par exemple le h-index de Publish or Perish) sont produits et rendus publics (par exemple via Google Scholar). D’autres opérateurs privés (ou parfois les mêmes) collectent des données pour établir des classements internationaux (comme le font le Times Higher Education et Quacquarelli Sysmonds). Ainsi, le Haut Conseil à l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES*), qui a succédé à l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES*) en 2014, pourrait abandonner toute appréciation, et même cesser son activité, il resterait possible, simplement en se connectant sur internet, de distinguer publiants et non-publiants, de classer les établissements, de calculer des index de citation pour des unités de recherche ou de recourir à des mesures alternatives comme celles que propose Altermetrics.

Un ordre compétitif à la française
Si la mise en compétition est un phénomène ni purement public, ni purement français, elle présente quelques particularités hexagonales qui aident à mieux comprendre les évolutions récentes.

Premièrement, la France a fait le choix d’une compétition entre « sites » plutôt qu’entre établissements. La définition du périmètre d’un site est extrêmement variable [2] : dans certains cas il correspond à un espace métropolitain (par exemple le site toulousain), dans d’autres il englobe un vaste territoire (par exemple le site Bretagne-Pays-de-Loire), et une région comme l’Île-de-France compte plusieurs sites et plusieurs Idex*. Dans tous les cas, il s’agit de considérer ensemble un groupe d’établissements et de les doter d’une identité collective.

L’idée de repérer des sites et de les rendre visibles à l’international n’est pas neuve : on la retrouve dans les pôles d’excellence initiés par Claude Allègre au début des années 1990. Elle revient toutefois en force durant les années 2000, notamment après les résultats du premier classement de Shanghai. Elle devient alors pour certains la solution afin de gagner des places dans la compétition mondiale. Elle est aussi vue comme un moyen de dépasser et, pourquoi pas, de mettre fin à la séparation entre universités, grandes écoles et organismes de recherche et de rejoindre ainsi un modèle qualifié par beaucoup d’international : celui de l’université de recherche compréhensive qui regroupe toutes les disciplines.

La LOPRI* de 2006 permet ainsi la constitution de pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES*), et les premiers apparaissent dès 2007. Très rapidement, les établissements sont incités à s’inscrire dans cette dynamique pour bénéficier de financements supplémentaires. En effet, le Plan campus*, appel à projets compétitif qui mêle objectifs scientifiques et objectifs immobiliers et qui est lancé en 2007, n’est ouvert qu’aux seuls PRES*. Après des échanges nourris entre le ministère et le Commissariat général aux investissements (CGI*, en charge, auprès du Premier ministre, de la mise en œuvre du PIA*) (Gally, 2018), il est à nouveau décidé de n’autoriser que les candidatures de PRES* aux appels à Idex*. Les établissements d’un même site (donc d’un PRES*) sont appelés à coopérer, plutôt qu’entrer en concurrence les uns avec les autres, pour proposer un projet de concert et définir d’un commun accord ce que sera le périmètre d’excellence du site (le « péridex ») – dont le développement sera promu par l’Idex* – ainsi que son mode de gouvernance. Comme pour le Plan campus*, les sites, non les établissements, sont les compétiteurs.

Deuxièmement, et là encore par contraste avec d’autres pays, la compétition se joue davantage sur des critères institutionnels que scientifiques, ce qui conduit à une hiérarchisation institutionnelle plutôt que purement académique. Ainsi, plusieurs des sites retenus dans le cadre des appels à Idex* ne sont pas les plus remarquables scientifiquement. Ils occupent une place de choix sur la carte de la recherche française, mais certains sites encore plus visibles ne sont pas retenus lors des deux premiers appels, d’autres, tout aussi importants, ne sont toujours pas confirmés à ce jour ou même ne seront jamais des Idex*. Comme nous l’avons montré (Aust et al., 2018), cet instrument de mise en compétition, initialement conçu pour concentrer des ressources sur des champions scientifiques, s’est progressivement transformé en instrument de reconfiguration du paysage universitaire et ce, dans un double mouvement. D’une part, les préférences du jury international chargé de sélectionner les projets qui, lors du premier appel, sont allées à des propositions d’établissement soit fusionné (Université de Strasbourg), soit annonçant des fusions (Université de Bordeaux), soit encore promettant une gouvernance très intégrée (Paris sciences et lettres) ont été interprétées comme un signal. D’autre part, les sites qui ont bénéficié d’excellentes évaluations de leur potentiel scientifique mais de beaucoup moins bonnes appréciations sur leur gouvernance ont lu dans les décisions du jury le message qu’ils devaient réajuster leurs projets pour le second appel en soumettant une gouvernance plus resserrée – du moins quand ils sont parvenus localement à se mettre d’accord autour d’une telle perspective. Alors que cela ne figurait pas encore à l’agenda des politiques ministérielles, plusieurs sites ont engagé la fusion des deux ou trois universités qui se trouvaient sur leur(s) métropole(s) : depuis, les universités de Clermont-Ferrand, de Grenoble, de Lille, de Lorraine, de Marseille, de Montpellier, de Paris et de Sorbonne Université ont vu le jour. Contrairement aux orientations gouvernementales portées par les PRES*, aucune à ce jour n’intègre d’écoles non universitaires, la séparation entre universités et grandes écoles restant donc inchangée. Des projets en cours pourraient modifier la donne, mais ils n’ont pas encore abouti à l’heure où j’écris ces lignes.

Troisièmement, le mouvement de recomposition a été amplifié par la loi Fioraso* de 2013. Aux regroupements sur la base du volontariat que permettaient les PRES*, succède une obligation d’appartenance à un regroupement, que celui-ci prenne la forme d’une fusion, d’une communauté d’universités et d’établissements (COMUE*), au sein de laquelle peut se trouver une université fusionnée, ou une association quand les différents établissements du regroupement s’associent à l’un d’entre eux, qui prend alors un rôle moteur. Comme le montrent les différentes expressions utilisées pour désigner les missions de ces regroupements, et que l’on parle de « coordination territoriale » ou de « politique de site », l’ambition est à chaque fois la même : développer les liens, les activités d’enseignement et de recherche, les coopérations, les mutualisations, les projets communs entre les établissements qui composent un même regroupement. Et, par voie de conséquence, réduire la compétition entre eux tandis que celle entre les regroupements s’intensifie puisque les appels sélectifs du PIA* sont prioritairement destinés à des projets portés par des sites.

Ce resserrement des relations entre les membres du regroupement est aussi visible au sein des Idex*, en particulier des Idex* parisiens puisque trois des COMUE* de la capitale ont été retenues par le jury international et sont rentrées en période probatoire de quatre ans à partir de 2011 ou 2012. Les trois COMUE* en question ont lancé des appels internes visant à attribuer leurs crédits Idex* sur des bases compétitives, mais ceux-ci sont bien sûr réservés aux membres de la COMUE* et mettent parfois à mal les coopérations qui préexistaient entre les établissements de COMUE* différentes. Des phénomènes comparables ont été observés à l’occasion de l’enquête pilotée par Jérôme Aust et Ulrike Leponte (Aust et Leponte, 2019) sur des Labex* de biologie : l’obtention de ces crédits les a conduits à se replier sur les liens et projets en leur sein plutôt qu’elle ne les a poussés à développer des relations avec de nouveaux partenaires à l’international, par exemple.

Coopération territoriale, coopération scientifique et coopération réputationnelle
La question qui se pose, au vu de ces évolutions, n’est pas celle du bien-fondé des coopérations entre compétiteurs, ni même celle de la conversion des liens de compétition en liens de coopération. De nombreux travaux, en premier lieu ceux de l’éminent sociologue Georg Simmel, ont montré que les situations de compétition suscitaient des formes de socialisation, d’interconnaissance, voire de coopération entre les intéressés. Des spécialistes du management ont même utilisé le terme de « coopétition » pour désigner les situations où les compétiteurs gagnent à partager des informations, à effectuer du lobbying ensemble, à ne pas faire défection, à s’entraider, etc. Ces pratiques sont fréquentes dans le monde scientifique, qui est très souvent incité, y compris par les mécanismes de sélection de projets de recherche, à ne pas faire cavalier seul mais à constituer des réseaux, à monter des partenariats, à accueillir des collègues d’autres unités pour des séjours de recherche, etc. Ce qui est vrai au niveau des individus et des unités de recherche se pratique également entre établissements pour échanger des étudiants ou des personnels, pour mettre au point des doubles diplômes, pour cofinancer des projets de recherche entre chercheurs de deux institutions, etc. Cela n’empêche pas chaque établissement de se retrouver parallèlement en compétition pour obtenir plus de financements par l’European Research Council (ERC*) ou pour être mieux placé dans les classements internationaux. Bref, des formes de coopération existent entre universités ou universitaires, qui restent par ailleurs en compétition.

La question est plutôt de savoir sur quoi se fondent les relations de coopération dans le monde scientifique. S’agit-il de logiques proches de celles observées dans des districts industriels (Bagnasco, 1977 ; Ganne, 1989), quand des entreprises de petite taille spécialisées dans un domaine de production particulier se regroupent sur un même territoire, y trouvent avantage du fait de leur complémentarité et que leurs membres développent entre eux des relations de proximité, d’entraide, voire d’amitié ? S’agit-il plutôt de ce que Joel Podolny (Podolny, 1993) a défini comme une compétition de statut, qui conduit des compétiteurs se considérant équivalents à associer leurs noms (par exemple en créant un double diplôme) ou à gagner en réputation en s’associant à des compétiteurs dont la réputation n’est plus à faire (par exemple en publiant ensemble) ? Dans ce deuxième cas, la proximité territoriale devient secondaire car le statut et la qualité qui lui sont associés priment. Or, la seconde option semble beaucoup plus fréquente que la première dans l’enseignement supérieur et la recherche.

L’association entre pairs qui s’estiment mutuellement mais ne sont pas nécessairement géographiquement proches est déjà observable pour les coopérations qui s’engagent sous des formes bi- ou tripartites autour de projets scientifiques ou pédagogiques. Il n’est guère probable qu’une université peu visible parvienne à signer une convention de partenariat prolongé de recherche ou à construire un double diplôme avec une université de grand renom ; ou qu’un chercheur dont les publications sont peu citées puisse convaincre des chercheurs reconnus de devenir leur coordinateur dans un projet collaboratif européen. Dans l’enseignement supérieur, les relations interindividuelles ou interinstitutionnelles relèvent plus de la compétition de statut que de la logique des districts industriels.

À côté de ces coopérations bilatérales, de nouvelles alliances institutionnelles ont émergé depuis une trentaine d’années. En Europe, l’une des plus anciennes est le Russell Group, qui s’est constitué en 1994 peu après que le gouvernement britannique a décidé de supprimer la différence entre universités et polytechnics [3] et de réunir toutes ces institutions sous le seul vocable d’universités. Plusieurs établissements (vingt-quatre universités, dont Cambridge et Oxford) qui s’estiment distincts des autres et se qualifient eux-mêmes de leading institutions ont alors décidé de se réunir régulièrement, d’agir collectivement, d’échanger des informations entre eux, de créer des services qui leur seraient propres. Ils se sont appelés Russell Group, du nom de l’hôtel où ils se sont réunis pour la première fois. Depuis, diverses alliances similaires ont vu le jour au niveau national, comme U15 qui, depuis 2016, regroupe quinze universités allemandes s’auto-définissant elles aussi comme leading institutions, comme la Coordination des universités de recherche intensive (CURIF), créée en France en 2008, ou encore, au niveau européen cette fois, comme la Ligue européenne des universités de recherche (LERU), née en 2002, ou la Guild of European Research-Intensive Universities, formée en 2016, etc.

Ces alliances, souvent constituées à l’initiative d’un établissement qui propose à un petit nombre d’autres de le rejoindre, se distinguent des traditionnelles conférences d’universités ou de la Conférence des grandes écoles, formées sur des bases statutaires : il suffit d’être une université ou une grande école pour en faire partie. Les nouvelles alliances, plus exclusives, sont constituées sur la base d’affinités électives : ce n’est pas la catégorie statutaire qui compte mais le niveau réputationnel que de l’établissement concerné. Autrement dit, ce sont des phénomènes de reconnaissance mutuelle qui prévalent pour être invité comme pour accepter l’invitation à rejoindre une alliance. Hors de question de s’associer à un groupe dont on considère qu’il pourrait avoir un impact négatif sur sa réputation.

Qu’il s’agisse d’affinités scientifiques, pédagogiques ou institutionnelles, ces diverses formes de coopération (projets de recherche en commun, activités d’enseignement partagées, ou réseaux d’intérêts communs à la manière des alliances) s’élaborent toutes selon la logique de réputation.

Pourtant, il existe aussi des territoires à forte concentration universitaire, assimilables aux districts industriels, que l’on qualifie parfois de « districts scientifiques » ou de « hubs universitaires ». San Francisco, Singapour, Boston, Shanghai, peuvent être cités parmi beaucoup d’autres exemples. Ils sont caractérisés par une large disparité institutionnelle, reflet d’une vaste diversité des missions (Boston, par exemple, compte plusieurs dizaines d’établissements qui vont de très grandes universités de recherche comme Harvard et le MIT à de petits community colleges). Les relations de coopération qui se développent entre ces établissements, du fait de leur proximité géographique, n’ont jamais la priorité sur les relations en dehors du hub, et on n’y trouve en aucun cas la volonté de réunir l’ensemble des établissements en quelques grandes institutions qui absorberaient la multitude des entités et en réduiraient la diversité. Le seul exemple durable d’une telle tentative de coordination locale est celle de l’Université de Londres, mais elle a perdu de sa force intégratrice durant les années 2000, quand plusieurs établissements, et non des moindres (dont London School of Economics and Political Science et University College London), ont préféré se dégager de l’ombrelle, qui les abritait certes mais aussi les contraignait, pour pouvoir avancer à leur rythme et à leur guise dans la compétition internationale.

Propositions
Deux options se dessinent en matière de coopération : soit on privilégie les coopérations territoriales et on pousse les établissements d’un même territoire à se constituer en une entité qui assure la coordination de l’ensemble, quitte à devenir un seul et même établissement ; soit on privilégie les coopérations scientifiques, et c’est alors une logique de réseaux d’envergure nationale ou internationale qui prédomine – des réseaux fondés sur des affinités sélectives qui pourront être individuelles (des chercheurs de plusieurs universités mènent un projet commun) ou institutionnelles (deux universités passent un accord pour favoriser les projets de recherche entre elles).

Privilégier les regroupements affinitaires
Je suis convaincue qu’il faut donner priorité à la seconde option, celle des réseaux affinitaires, notamment parce qu’elle est plus en phase avec la réalité internationale et plus respectueuse de la vie scientifique. Elle n’exclut pas les coopérations locales et, surtout, elle n’est pas incompatible avec des politiques régionales encourageant les synergies territoriales. Elle peut aussi s’accorder avec des politiques nationales d’aménagement du territoire œuvrant à rééquilibrer le jeu en garantissant que les missions publiques de l’enseignement supérieur et de la recherche sont remplies et présentes partout en France. À cet égard, l’annonce, en mai 2019, qu’une centaine de campus seront connectés pour faire en sorte que l’offre de formations universitaires ne soit pas uniquement présente dans les grandes métropoles me semble une initiative à soutenir : elle renoue avec la politique des antennes [4] menée durant les années 1980-1990, puis reléguée si ce n’est abandonnée après que les universités se sont polarisées sur les regroupements et sur les appels à projets, alors même que les effets bénéfiques de cette politique sur la démocratisation et les taux de réussite avaient été démontrés (par exemple Bernet, 2009).

Il semble cependant que nos gouvernants préfèrent la première option : les politiques de site et les coordinations territoriales restent d’actualité et sont toujours un objectif ministériel. Il faudrait alors au minimum repenser leur forme. Il est notamment indispensable de réduire les coûts élevés de transaction qu’ont occasionnés les COMUE*. Jusqu’à l’ordonnance du 12 décembre 2018, leurs modalités de fonctionnement étaient calquées sur celles des établissements, ce qui conduisait à empiler conseils sur conseils et à ajouter aux équipes présidentielles et services centraux des universités existantes les équipes dirigeantes et les services administratifs de la COMUE*. L’ordonnance de 2018 laisse la possibilité d’imaginer des modalités plus souples. Plusieurs sites semblent avoir choisi l’option du « rapprochement territorial » : elle prévoit que les établissements soient liés par une convention qui « détermine les compétences assurées en commun par les établissements participant au rapprochement, leurs modalités d’exercice et, le cas échéant, en fixe la dénomination [5]. De telles conventions seront à regarder de près mais il est à craindre, si ces rapprochements ne disposent pas de ressources budgétaires ou humaines, que leur contenu sera minimal. D’autres sites semblent s’orienter vers des COMUE* expérimentales aux modes de fonctionnement modifiés. D’autres encore ont voté leur suppression.

Le plus probablement, les politiques de site seront adossées à des structures plus légères, moins contraignantes. Peut-être sera-ce l’occasion pour les femmes et les hommes politiques, au niveau national comme régional, de retrouver de l’espace pour jouer leur rôle dans les évolutions territoriales de l’enseignement supérieur et pour assurer à leur niveau les responsabilités de coordination. Pourquoi pas créer des agences chargées d’assurer une certaine cohérence, de produire des interfaces et des interactions, sur un territoire donné, à l’instar de ce que fait la fameuse Université de Californie, qui n’est pas une université comme son nom ne l’indique pas, mais une structure de coordination régionale ? Si cette dernière est assez contraignante, il existe aux États-Unis des formules plus souples de régulation territoriale, comme les associations qu’a observées Cécile Brisset dans le système d’enseignement supérieur public de l’État de New York (Brisset, 1997) : les échanges réguliers au sein de l’association des présidents, de l’association des directeurs des services centraux, de celle des directeurs de politique d’admission étaient pour cet État un moyen de coordonner le développement des institutions situées sur son territoire, de définir des principes communs et de veiller à leur respect. Cet exemple pourrait inspirer les futurs recteurs délégués à l’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation.

Fusionner quand cela a du sens, oser des fusions innovantes
Je ne doute pas de l’efficacité et de l’intérêt des fusions, du moins pour la plupart d’entre elles. Comme on l’a vu, l’initiative des universités strasbourgeoises, le choix de désigner les PRES* comme porteurs des appels à Idex* et les premières décisions du jury international en charge de la sélection des Idex* ont favorisé une vague de fusions entre les universités nées de la loi Faure*. Poursuivre ce mouvement semble raisonnable quand cela a du sens, c’est-à-dire quand les coûts de l’opération ne sont pas largement supérieurs aux coûts inhérents à toute fusion à cause d’un trop grand éloignement géographique, de la taille démesurée du nouvel établissement, d’un rapprochement purement instrumental ou de cultures d’établissement trop irréductibles. Cependant, toutes ces fusions, à l’exception de celle de l’Université de Lorraine qui inclut l’Institut national polytechnique de Lorraine, n’ont jusqu’à présent concerné que des établissements universitaires. Le projet politique de rapprochement institutionnel entre grandes écoles et universités n’a pas abouti. On a par ailleurs observé une vague de fusions entre les écoles de commerce, pour des raisons qui certes leurs sont propres, mais qui ont aussi partie liée avec les évolutions universitaires puisque certaines écoles choisissent cette solution pour acquérir une taille plus importante et se protéger d’éventuelles absorptions par les universités.

Même si les grandes écoles se sont, pour certaines au moins, « universitarisées » en développant leurs activités de recherche et en s’internationalisant et même si, inversement, les universités sont devenues plus sensibles à la formation et à l’insertion professionnelles des étudiants et plus liées au tissu économique, les deux systèmes restent très distincts, qu’il s’agisse de leur culture interne, de leur mode de rémunération, des modes de gestion des carrières et de la gouvernance. Les rapprochements entre établissements des deux secteurs ne relèvent donc pas de l’évidence. Mais ils ne sont pas impossibles si l’on conserve une échelle raisonnable.

Les projets ambitieux portés par l’Initiative science-innovation-territoires-économie (l’I-Site*) de Paris Est, ou bien par le projet nantais Next (Nantes Excellence Trajectory), méritent de ce point de vue une grande attention, et probablement un accompagnement organisationnel si l’on veut qu’ils favorisent l’émergence d’institutions innovantes sachant hybrider et articuler les modèles au lieu de les répliquer ou les juxtaposer. Ici réside, à mon sens, le véritable enjeu de tels projets. Personne n’aurait rien à gagner de l’absorption des grandes écoles par le modèle universitaire, ni réciproquement de l’adoption par les universités du modèle des grandes écoles. Il faut faire preuve d’imagination et créer de nouveaux formats qui concilient les forces des uns et des autres. Les solutions pourraient s’inspirer du modèle des universités technologiques américaines et allemandes, comme CalTech et l’Université technologique d’Aachen, ou bien des écoles professionnelles rattachées à de grandes universités de recherche (la Kennedy School of Government de l’Université de Harvard, la Saïd school de l’Université d’Oxford, par exemple). L’effort considérable et l’imagination statutaire que cela demande de part et d’autre sont le prix à payer pour parvenir à une configuration acceptable et pérenne des deux côtés. Ces initiatives raisonnables (deux ou trois établissements dont le rapprochement s’inscrirait dans un projet commun) mais innovantes pourraient plus sûrement et plus intelligemment que les COMUE* réduire la distance entre universités et grandes écoles et susciter un véritable renouveau institutionnel. À condition toutefois de promouvoir la diversité sous toutes ses formes.

Reconnaître et encourager la diversité des missions
L’un des points positifs des évolutions en cours, et que devraient renforcer les expérimentations permises par l’ordonnance du 12 décembre 2018, est la diversification du système d’enseignement supérieur français. Le nombre toujours croissant d’étudiants, leurs profils de plus en plus variés, les besoins multiples en qualifications que réclame le marché du travail questionnent depuis déjà longtemps le maintien d’un paysage universitaire peu différencié. Par le passé, le refus de répondre aux évolutions de la société a coûté cher au système universitaire, car toutes les activités qu’il n’a pas voulu intégrer se sont développées à l’extérieur, au sein d’établissements – grandes écoles et organismes de recherche – qui se sont engouffrés dans l’espace laissé libre. Aujourd’hui, encore plus qu’hier, vouloir maintenir un système universitaire basé sur une équivalence nationale des institutions, des formations et des personnels, alors qu’il accueille plus d’un million et demi d’étudiants, est irréaliste.

Si les universités ne parviennent pas à offrir, en qualité et en quantité, des parcours qui correspondent aux attentes des étudiants et de leurs parents et soient en phase avec les besoins de la société, on continuera à voir les bacheliers qui en ont les moyens se tourner vers les très nombreuses formations privées et payantes créées au cours des dernières années, car pour de bonnes ou mauvaises raisons, et souvent par manque d’information ou de confiance dans l’enseignement universitaire, elles leur paraissent préférables aux filières disciplinaires des universités, jugées trop générales [6]. Or, toutes ces formations privées ne sont pas reconnues par l’État, toutes ne se sentent pas tenues par une mission de service public, et la constitution de grands groupes privés devenus des fournisseurs d’éducation devrait bien plus nous inquiéter qu’une différenciation accrue du système public.

Ce dernier doit aussi se diversifier sur le plan institutionnel. Avec pour première implication que les établissements, publics ou privés, à but non lucratif, reconnus par l’État et bénéficiant de financements publics, couvriraient une très large palette de missions. Nous devons cesser de nous cacher derrière notre petit doigt et d’entretenir l’illusion que tous les établissements peuvent être des universités de rang mondial et que c’est le seul projet institutionnel qui mérite d’être poursuivi.

Deuxième implication : qui dit diversité institutionnelle dit diversité organisationnelle. Comme la biodiversité montre l’absolue nécessité du maintien de la variété des espèces, la diversité organisationnelle plaide pour le maintien de la variété des modèles. Il faut se départir du discours ambiant selon lequel seuls les établissements pluridisciplinaires de grande taille ont vocation à exister et à survivre dans la compétition internationale. C’est empiriquement erroné et de plus dangereux dans un environnement qui est devenu plus complexe et plus concurrentiel. Petites et grandes universités peuvent réussir et coexister (ce n’est pas la taille qui fait la réputation), institutions spécialisées et institutions complètes, établissements centrés sur une mission ou au contraire pluri-missions, etc.

Notes
[1]
Qui n’est pas sans rappeler le projet avorté de Louis Liard (professeur de philosophie qui fut directeur de l’enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique de 1884 à 1902 et ministre de l’Instruction publique en 1914) de ne recréer qu’une dizaine d’établissements lorsque les facultés furent administrativement à nouveau réunies dans des universités par la loi de 1896.
[2]
Cela explique que lui soient parfois préférés le terme de « regroupement », qui ne comporte pas d’indication territoriale, ou l’expression de « coordination territoriale », qui fait référence à des territoires et donc à des espaces plus vastes que ce que recouvre habituellement le mot site. Ce dernier est cependant bel et bien entré dans les usages puisqu’il est utilisé dans les documents officiels, dans les appels à projets du PIA*, dans le vocabulaire des acteurs de terrain et du ministère (qui signe des « contrats de site »).
[3]
Les polytechnics étaient des instituts universitaires de technologie, créés durant les années 1960. Le gouvernement britannique a décidé de les assimiler à des universités en 1992.
[4]
Après la loi de décentralisation de 1982 – dont l’enseignement supérieur était exclu – plusieurs villes moyennes ont créé des cursus universitaires de premier cycle afin d’améliorer leur attractivité. Qualifiées tout d’abord d’antennes « sauvages », car non habilitées par le ministère, elles ont ensuite été reconnues comme « antennes universitaires délocalisées ». On en compte une cinquantaine.
[5]
Extrait de l’ordonnance du 12 décembre 2018.
[6]
D’après la note d’information du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation sur les effectifs étudiants dans l’enseignement supérieur en 2017-2018, 19,4 % sont inscrits dans le privé et les inscriptions dans le privé progressent plus vite que celles dans le public, http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2018/26/0/NF_Synthese_effectifs_etudiants_2017_2018_num_990260.pdf

Réponse de ChatGPT

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